« Les médias ne sont plus que très accessoirement des facteurs de l’utilité publique » – un entretien avec Alain Accardo

FYI.

This story is over 5 years old.

Élections 2017

« Les médias ne sont plus que très accessoirement des facteurs de l’utilité publique » – un entretien avec Alain Accardo

Le sociologue revient pour nous sur le traitement médiatique de l'élection présidentielle.

« Merdias », « journalopes », « vendus »… Les réseaux sociaux ne sont jamais avares de mots durs envers les journalistes. Pourquoi tant de haine, se demandent ces derniers ? La période qui a précédé les élections présidentielles n'a, de ce point de vue, pas été en reste et la défiance envers les médias a largement été de mise, au fur et à mesure que se multipliaient les unes des magazines consacrées à Emmanuel Macron. Avant le second tour, qui oppose le candidat d'En Marche ! à Marine Le Pen, nous avons donc souhaité nous entretenir avec Alain Accardo, sociologue et maître de conférences à Bordeaux III, afin d'analyser le « système médiatique » à l'œuvre. Ce spécialiste de Pierre Bourdieu vient en effet de faire paraître, dans la collection Cent mille signes des éditions Agone, une réédition d'un de ses textes de 2007, sous le titre « Pour une socioanalyse du journalisme, considéré comme une fraction emblématique de la nouvelle bourgeoisie intellectuelle ».

Publicité

Si Accardo rappelle la mainmise de grands groupes industriels et financiers sur la majorité des médias, il refuse de faire des journalistes des pantins soumis aux ordres, protégeant sous la contrainte l'ordre (libéral) établi. Au contraire, et c'est là la pertinence de son analyse, qui prend en compte à la fois le poids des structures et la contingence des actions individuelles : sous couvert de démocratie et de pluralisme, les journalistes tiennent, peu ou prou, le même discours car ils pensent tous, peu ou prou, la même chose, et qu'ils viennent tous, peu ou prou, des mêmes milieux. Alain Accardo l'affirme : « Cette dialectique de la diversité dans l'uniformité idéologique tient fondamentalement au fait que les médias journalistiques s'adressent aux différentes fractions des classes moyennes et des classes supérieures, où se recrutent d'ailleurs, très majoritairement, les journalistes eux-mêmes. Il est donc compréhensible que les médias reflètent la diversité effective des intérêts et des valeurs de ces différents groupes sociaux. »

Non, les journalistes ne sont pas des marionnettes soumises aux ordres des actionnaires richissimes qui détiennent leur rédaction. Non, ils ne passent pas leur journée à comploter sciemment pour diffuser des informations erronées. Leur discours est biaisé car leur point de vue l'est de fait, et leur unanimité sur le « phénomène Macron » l'illustre parfaitement : « La représentation médiatique du monde, telle qu'elle est fabriquée quotidiennement par les journalistes, ne montre pas ce qu'est effectivement la réalité mais ce que les classes dirigeantes et possédantes croient qu'elle est, souhaitent qu'elle soit ou redoutent qu'elle devienne. Autrement dit, les médias dominants et leurs personnels ne sont plus que les instruments de propagande, plus ou moins consentants et zélés, dont la classe dominante a besoin pour assurer son hégémonie. » J'ai rencontré Alain Accardo pour en savoir un peu plus.

Publicité

VICE : Durant la campagne – et même avant – de nombreux observateurs ont évoqué l'omniprésence d'Emmanuel Macron dans les médias, et un traitement, disons, assez favorable. Des unes de magazines aux éditos dithyrambiques – on pensera à celui de Matthieu Croissandeau, directeur de la rédaction de L'Obs – Macron était partout. Selon vous, les journalistes ont-ils fabriqué le présidentiable Macron, pourtant inconnu il y a encore trois ans ?
Alain Accardo : On pourrait effectivement dire que « les journalistes ont fabriqué le présidentiable Macron » comme ils ont fabriqué tout le reste, ou plus exactement que le travail des médias a été décisif dans l'imposition de la figure de Macron comme candidat crédible, capable de « rassembler au-delà des vieux clivages traditionnels », d'abord sur la seule foi des proclamations de l'intéressé lui-même, que l'impatience de ses ambitions avait conduit à court-circuiter le processus habituel de l'adoubement par un grand parti. Étant nouveau venu dans le champ de la politique professionnelle, et n'ayant jamais subi le baptême du feu électoral, il n'avait pas encore accumulé le même capital politique spécifique que ses principaux concurrents. Il a donc fait ce que font parfois les nouveaux entrants dans une compétition sociale : il a tenté un coup de force pour accumuler d'un coup le capital distinctif nécessaire pour figurer dans la compétition avec quelque chance de succès. Mais ne voulant pas avoir à payer en temps et en énergie le droit d'entrée dans le jeu, il a pris le risque de s'inscrire dans la compétition en concurrent indépendant. Ce qui restreignait le choix de sa stratégie à celle du « ni droite, ni gauche », qui dans la France actuelle n'est quand même pas d'une sidérante nouveauté, il faut bien le reconnaître. Giscard déjà, dans les années 1970, reprenait à son compte ce vieux précepte centriste en disant que la France « demande à être gouvernée au centre ». Trente ans d'alternance « gauche-droite » ont fait le reste, c'est-à-dire épuisé la confiance des électeurs de gauche comme de droite. En tout cas, le choix du « ni droite-ni gauche » est presque toujours l'aveu d'une préférence pour la droite, mais dissimulé ou honteux.

Publicité

Transformer la lutte politique en simple bataille d'idées et la bataille d'idées en simple querelle de mots, choisis pour leur halo sémantique de séduction ou de répulsion (et donc pour leur charge émotionnelle positive ou négative), c'est substituer à la vision crue et réaliste des rapports de classes une vision purement symbolique, très euphémisée, qui tend trop souvent à masquer les véritables enjeux et les contradictions objectives.

Dans des circonstances « normales », les compétiteurs suffisamment « gonflés », ou inconscients, pour tenter le coup de force de court-circuiter la filière de sélection partisane, se font rapidement balayer par les concurrents encartés plus aguerris, plus expérimentés, mieux connus et reconnus, à moins de bénéficier d'énormes appuis (celui de l'Armée par exemple, dans un coup d'État) ou bien d'être servis par des circonstances inattendues et imprévisibles qui bouleversent la donne et ruinent les plans des concurrents les plus dangereux (comme le pourrissement de la vie politique française par la guerre d'Algérie, qui a permis à De Gaulle d'imposer habilement son retour au pouvoir en 1958, encore qu'il ne fût pas vraiment un nouveau venu).

C'est ce qui s'est passé pour Macron. Il a bénéficié d'un concours de circonstances inimaginable, qu'aucun institut de sondage n'aurait pu anticiper, à la fois l'effondrement de Fillon à cause des « affaires » et la défaite de Valls battu à la primaire socialiste. Du coup, les deux grands partis favoris de l'alternance se retrouvaient sans représentant patenté. Saisissant l'occasion aux cheveux, les forces conservatrices se sont jetées sur Macron pour le mettre en selle. À défaut du label LR ou PS, il présentait toutes les qualités et les garanties requises aux yeux des chiens de garde du Capital. Comble de bonheur pour la droite républicaine et l'establishment, le second concurrent exigé par la règle du jeu au deuxième tour de la présidentielle risquait fort d'être la candidate de l'extrême droite, ce qui permettait d'envisager une réédition de la stratégie du « rassemblement républicain » qui avait si bien marché lors du duel Chirac-Le Pen. Macron promettait d'être parfait en candidat providentiel et consensuel, seul capable de sauver la République de l'affreuse menace extrémiste-populiste du FN.

Publicité

Il ne restait plus qu'à laisser la presse aux ordres, les grands médias, parfaitement rodés, faire leur travail, c'est-à-dire affoler les électeurs, ameuter les foules et préparer la venue du nouveau rédempteur Macron.

Si les journalistes ont fabriqué ce candidat, comment expliquer qu'il soit au second tour, eu égard à l'hostilité quasi-générale dont font preuve les citoyens à l'égard des médias ?
C'est une banalité aujourd'hui de dire que le fonctionnement « heureux » des rapports sociaux, spécialement la reproduction pas trop grinçante des structures de domination au bénéfice des puissances économiques et financières, implique la production et la diffusion d'une information appropriée. Toute in-formation est une mise-en-forme de la réalité. Donc une mise dans un certain ordre, un état de relative cohérence et d'harmonie fonctionnelle. C'est pourquoi on peut parler de « système social ». Il y a un agencement, un assemblage des parties pour former un tout fonctionnant selon une certaine logique, capitaliste ou autre, donc conformément à des règles et des stratégies qui sont pour une part délibérées, théorisées par les agents, et pour une part plus grande encore inconscientes, vécues pratiquement sans avoir besoin d'être pensées expressément. Contrairement d'ailleurs à ce que beaucoup de gens croient, le travail de production et de distribution de l'in-formation nécessaire à la bonne marche du système n'est pas assuré seulement par les médias de presse. D'autres appareils et institutions, non moins importants, y participent – comme l'École par exemple.

Publicité

S'agissant des médias de presse, il y a longtemps que les classes possédantes et dirigeantes ont compris l'impérieuse nécessité de s'en emparer. Et elles l'ont fait, en quasi-totalité pour la presse papier, à l'exception d'une presse marginale, valeureuse mais asphyxiée financièrement. Pratiquement tous les grands titres, de même que les grandes chaînes et stations de l'audiovisuel, sont tombés aux mains de groupes capitalistes qui se sont mis à produire une information pour le marché en même temps qu'ils produisent un marché pour l'information, exactement comme ils le font pour le béton, les avions, les parfums ou les autos. On fabrique en même temps le barbecue en tôle, le sac de sarments à brûler, les saucisses de porc aux antibiotiques et la famille de classe moyenne qui « s'éclate » à faire des barbecues avec ses amis sur son petit bout de gazon, comme dans une série hollywoodienne.

Évidemment, cette presse capitaliste a pour mission essentielle d'assurer la défense et l'illustration du système capitaliste (de ses intérêts économiques, de sa philosophie libérale, de son mode de vie, etc.) en toutes circonstances, sur tous les sujets, mais dans le cadre imposé par la loi fondamentale de la République, c'est-à-dire par sa Constitution. Or cette Constitution impose à la République un fonctionnement « démocratique ». Dans le principe au moins. Il faut donc que les médias donnent l'apparence de respecter les principes et les valeurs de la démocratie et de la laïcité (pas de discrimination entre les différentes catégories de citoyens, etc.). D'où une teinture de pluralisme et de diversité qui répond en même temps à la nécessité d'élargir au maximum les publics touchés afin de maximiser l'audience et par là la rente publicitaire. On donnera la parole à un Mélenchon, mais on associera constamment son nom à celui de Chavez, traité de « dictateur » ; on invitera un Poutou à s'exprimer, mais en le présentant comme un « petit candidat » sans envergure, etc., alors que les « bons » candidats font l'objet de commentaires positifs ou neutres, sans connotation dévalorisante. Tous ces procédés et opérations, considérés ponctuellement, peuvent sembler dépourvus d'importance. Leur répétition et leur accumulation (pilonnage) finissent par créer un climat favorable ou défavorable, une perception sympathique ou hostile relativement à une personne ou à une idée.

Publicité

Pour faire ce travail de mise en forme de l'opinion, les médias recrutent des salarié(e)s sélectionné(e)s et formé(e)s de façon que toutes leurs propriétés (origine sociale, classe d'âge, parcours scolaire, diplôme universitaire, bagage culturel, goûts esthétiques, préférences morales, etc.) contribuent à les faire adhérer activement aux différentes expressions de l'idéologie dominante (hédonisme consommatoire, individualisme libertaire, écolo-humanitarisme, américano-tropisme, européanisme bruxellois inconditionnel, préférence pour le privé contre le public, hostilité envers le syndicalisme de classe et spécialement envers la CGT, favoritisme pour la CFDT, etc.), de même qu'ils adhèrent à cette forme d'analphabétisme politique caractéristique de la classe moyenne moyennement instruite qui consiste à réduire la politique à ce que les personnalités politiques, et en particulier celles occupant des responsabilités dans les appareils et les institutions, proclament qu'elles font, qu'elles ont fait ou qu'elles vont faire. La presse, avec ses journalistes et ses sondeurs, n'a de cesse de transformer la vie politique en une scène théâtrale où se déroule une joute verbale ininterrompue, ce qu'on pourrait appeler – pardon pour ce néologisme barbare – une parlocratie qui, faute de pouvoir empêcher radicalement toute critique sérieuse du système, a au moins pour effet de noyer et de désamorcer toute opposition.

Publicité

Il faudrait être très jeune en politique pour croire un seul instant que si le hasard de la conjoncture n'avait pas placé Macron au bon moment sur la bonne case de l'échiquier, la droite vraie et la fausse gauche s'en seraient trouvées décapitées et mises hors-jeu.

Transformer la lutte politique en simple bataille d'idées et la bataille d'idées en simple querelle de mots, choisis pour leur halo sémantique de séduction ou de répulsion (et donc pour leur charge émotionnelle positive ou négative), c'est substituer à la vision crue et réaliste des rapports de classes une vision purement symbolique, très euphémisée, qui tend trop souvent à masquer les véritables enjeux et les contradictions objectives. La croyance petite-bourgeoise à la magie des mots (la « communication ») est un des principaux ingrédients du prétendu consensus républicain, fantasmé par les médias, dont l'inconsistance ne résiste pas une seconde là où on voit clairement apparaître les rapports ultimes des forces en présence, c'est-à-dire dans toutes les situations d'affrontement des intérêts de classes à visage découvert et sans phrases. Il arrive ainsi toujours un moment où la grande « démocratie » de Washington et de Wall Street choisit de soutenir un Pinochet contre un Allende, un moment où le grand patronat, la City et le gouvernement thatchérien « démocratique » à leur service font donner sans pitié la troupe contre les mineurs en grève. Il arrive toujours un moment où la République française doit choisir entre la Commune de Paris et le gouvernement versaillais de M. Thiers. Il est significatif que, dans tous ces moments historiques sans exception, la « grande presse » de France comme d'ailleurs, se retrouve immanquablement dans le camp des fusilleurs de prolétaires, auquel elle n'a jamais cessé d'appartenir.

Publicité

En ce moment en France, on n'en est pas encore tout à fait là. Le pays chloroformé par des décennies d'alternance se réveille à peine de son anesthésie. Les épées ne sont pas encore tout à fait tirées du fourreau, mais les mains sont sur la poignée. Le grand patronat du CAC 40, des multinationales et des banques s'inquiète de voir se multiplier un peu partout, pas seulement en France, les signes d'un rejet de plus en plus explicite de la domination du grand Capital mondialisé. En France, plus de trente années de « consensus républicain » entre une droite déclarée et une droite déguisée en « gauche de gouvernement » ont démontré qu'il n'y avait plus grand-chose à attendre du régime de la Ve République, régime présidentialiste avec De Gaulle, essentiellement affairiste avec ses successeurs, et aujourd'hui devenu véritable foire d'empoigne pour le grand Capital. Il n'est pas nécessaire d'être grand clerc en politique pour comprendre que l'heure va sonner où la grande bourgeoisie devra une fois de plus « tout changer pour que rien ne change », comme l'auteur du Guépard le fait dire à son héros. La bourgeoisie capitaliste s'y prépare depuis un moment déjà, et sa presse pousse les opinions dans cette voie du faux changement, seul capable de sauvegarder la suprématie de la classe possédante et dirigeante sans tomber dans la guerre civile, toujours très dommageable.

Dans ce contexte de crise généralisée, il devient clair dans la plupart des esprits qu'il faut jouer la carte du changement. Oui, mais pas n'importe lequel. Les grands médias, tous acquis, sauf exception, à cette idée qu'il faut sauver le système en péril, ont entrepris de soutenir et promouvoir, dans tous les domaines, tout ce qui ne constitue pas une réelle menace pour l'ordre capitaliste établi, même les démarches ou les individus qui ont un petit air de subversion (des indignations, des frondes sans lendemain, des prurits de contestation, des jaillissements de printemps qui s'étiolent l'été venu), et à l'inverse de canonner à boulets rouges tout ce qui risquerait de compromettre la reproduction de l'ordre établi, toutes les expériences nouvelles, toutes les formes de mécontentement, de colère et de protestation que les journalistes de marché recouvrent de l'étiquette globale, qu'ils veulent stigmatisante, de « populisme » – appellation qui dit bien, à sa façon, que la fraction médiatique de la classe moyenne est une fois de plus en train de tomber du côté de son employeur, la bourgeoisie, et pas du côté des classes populaires. Rien n'est pire pour le petit-bourgeois épris de distinction que d'être englouti dans l'anonymat populaire ou de devoir y retourner.

Publicité

Alors que le second tour verra s'opposer Emmanuel Macron et Marine Le Pen, le premier est souvent présenté comme le « candidat de la modernité ». Vous notiez dans le numéro du Monde diplomatique daté d'août 2005 que « contrairement aux apparences, ce monde "développé" moderne ne connaît ni la paix, ni la prospérité, ni la liberté pour tous, sinon en trompe-l'œil comme privilèges de minorités dominantes, masquant une réalité fondamentalement faite de violence, d'inégalité et d'oppression ». Quel regard portez-vous sur le candidat d'En Marche ! ?
Eh bien, comme je l'ai dit précédemment, Macron a eu tout bonnement la chance d'être là, en train d'entamer sa « résistible ascension » de politicien professionnel au moment précis où l'homme providentiel que les médias prévoyaient de tirer du chapeau après les primaires de droite et de gauche, un Fillon ou un Valls, ou même un Hamon, vidait piteusement les étriers. Il fallait d'urgence remettre quelqu'un en selle. On avait sous la main un jeune ambitieux, transfuge du gouvernement en place, déjà bien formaté par le système, ses grandes Écoles et ses banques, et qui était loin d'avoir la candeur d'un premier communiant, mais qui avait par une ruse de marketing élémentaire enfourché le dada à la mode du « ni droite, ni gauche », et le voilà aussi sec intronisé candidat providentiel, preux chevalier et sauveur de la République, par le ralliement bien orchestré de la droite libérale classique et de la droite libérale-socialiste. Où est le mystère là-dedans ? Il n'y a aucun mystère ; il n'y a que la logique bien éprouvée d'un système de domination bien agencé.

Publicité

Il faudrait être très jeune en politique pour croire un seul instant que si le hasard de la conjoncture n'avait pas placé Macron au bon moment sur la bonne case de l'échiquier, la droite vraie et la fausse gauche s'en seraient trouvées décapitées et mises hors-jeu. Le système capitaliste est une hydre aux multiples têtes, qui ne cessent de repousser. Il y a des centaines de Macron, c'est-à-dire d'individus « providentiels » formés en série dans nos écoles et nos cabinets, prêts à prendre la relève si nécessaire, chacun dans son style. Quand l'ordre bourgeois a besoin d'un sabre, il n'a pas forcément un Bonaparte sous la main, mais à défaut il peut s'accommoder d'un Boulanger. Mais pour comprendre cela, il faut appréhender le social sous l'angle de sa logique structurelle, de ses rapports de classes et de son fonctionnement objectif plutôt que sous l'angle privilégié par les écoles de journalisme et les IEP, l'angle des interactions personnelles et des trajectoires individuelles. Ce ne sont pas les journalistes ni les Macron qui font le règne du grand Capital (même s'ils y contribuent en retour). C'est plutôt le grand Capital qui fabrique ces Macron-là et ces journalistes, avec leur propre consentement. Et ils se servent en le servant.

Avant la présidentielle, deux des principaux partis français ont décidé de recourir au système des primaires, sur le modèle des États-Unis. Que dit cette pratique de l'évolution de la politique française ?
Elle est un indice de plus que la France devient toujours un peu plus politiquement ce qu'elle est déjà devenue culturellement : une espèce de colonie des États-Unis. La mise en cohérence, ou la mise au gabarit, de l'ensemble du système capitaliste mondialisé se poursuit et continuera tant que l'american way of life sera le modèle préféré de développement des populations occidentalisées. Il n'y aura bientôt plus que la langue qui permettra de distinguer une population européenne, par exemple, d'une population américaine. Mais là encore nos médias et leurs journalistes qui parlent franco-américain à longueur d'émissions et d'articles se chargent d'y mettre bon ordre en jargonnant tant et plus.

Le dispositif des primaires semble bien adapté à un système politique comme celui des États-Unis, caractérisé par le fédéralisme et le bipartisme, où le jeu des institutions, démocratique dans le principe, est profondément biaisé (avec l'accord du plus grand nombre) par le poids combiné de plusieurs facteurs de ségrégation, au premier rang desquels la fortune personnelle et l'appartenance religieuse. Il semblerait que la pratique des primaires convienne moins à des pays comme la France, du fait de l'attachement à la laïcité de l'État et du morcellement de l'offre politique. Du fait aussi de la radicalité plus forte de la critique sociale et de l'opposition politique. Aux États-Unis, des individus comme Besancenot, Poutou, ou même Mélenchon, ne feraient sans doute pas une longue carrière.

Les médias ne sont plus que très accessoirement des facteurs de l'utilité publique.

Vous écrivez dans votre livre que « le recrutement bourgeois et petit-bourgeois largement majoritaire de la population journalistique entraîne que les journalistes non seulement répugnent à s'engager dans des luttes sociales et sont hostiles à l'action syndicale, mais encore qu'ils sont incapables de percevoir le bien-fondé de ces luttes quand elles sont le fait d'autres salariés, ce qui se ressent clairement dans la couverture médiatique des mouvements sociaux, généralement présentés sous l'angle de la nuisance, de la division et du désordre. » Dans cette optique, qu'avez-vous pensé du traitement médiatique réservé à Jean-Luc Mélenchon ?
Je dois préciser, avant de répondre à cette question, que je ne suis nullement un mélenchoniste, même si je regarde plutôt avec intérêt le mouvement de « la France insoumise ». Je n'en suis que plus à l'aise pour dire que le traitement que les grands médias lui ont réservé jusqu'ici me paraît indigne. Mais il ne me surprend pas. C'est le contraire qui me surprendrait.

À partir du moment où il a commencé à être évident, les sondages aidant, que Mélenchon incarnait une possible alternative à gauche, et qu'il le faisait avec un incontestable talent, il est devenu clair pour les conservateurs au pouvoir et pour leurs challengers de droite qu'il fallait lui barrer la route. Et pour cela tous les moyens sont bons. S'agissant des médias, les moyens classiquement utilisés sont tous ceux qui visent à discréditer l'adversaire par le commentaire malveillant, le dénigrement systématique, le propos insidieux, le procès d'intention permanent, le mensonge, la caricature et la calomnie. Les rédactions ont depuis longtemps cessé d'être des ateliers où se fabrique une information de bon aloi, pour devenir des officines de faux-monnayeurs sans vergogne. À cet égard le traitement réservé à Mélenchon est fondamentalement le même, dans son principe, que celui que les médias appliquent à tout ce qui leur paraît constituer, de près ou de loin, dans un domaine ou dans un autre, un obstacle, un danger ou une atteinte pour l'hégémonie tous azimuts du Capital.

La plus grande et la plus répandue des erreurs qu'on puisse commettre au sujet des médias, c'est de considérer qu'ils remplissent une fonction utile au bénéfice de toute la population, même s'ils ne la remplissent pas très bien : fournir de l'information aux citoyens, comme on leur fournit aussi de l'eau, du gaz et de l'électricité. Les médias ne sont plus que très accessoirement des facteurs de l'utilité publique. Ils constituent en fait aujourd'hui une partie, et non la moindre, du dispositif de défense du système capitaliste, un des plus solides remparts de l'ordre établi. Et les journalistes, à l'exception d'une minorité courageuse jusqu'à l'héroïsme, (et par là même condamnée à se sentir malheureuse), sont des militants, des soldats mi-mercenaires mi-partisans, enrôlés au service du néolibéralisme, qui veillent sur ce rempart pour empêcher que ne s'introduise dans la Cité, ou que ne s'y développe, tout germe de contestation, tout risque de dissidence qui mettrait en péril le règne des nouvelles féodalités. Aux yeux de ces chiens de garde, tout souci relatif au sort des serfs ne peut apparaître que comme un abject aveu de « populisme », et un Mélenchon que comme un « émule de Chavez », et un Chavez que comme un détestable « dictateur ». C'est indigne, mais ce travail de falsification est malheureusement très bien toléré par la majorité de notre classe moyenne, tout heureuse de pouvoir envoyer ses enfants « faire une école de journalisme » ou un IEP, pour accéder à « l'élite ».

Merci, M. Accardo.

Ludivine est sur Twitter.